J’ai eu l’occasion de traiter le sujet grâce à mes études, je vous met ici l’exposé que nous avions fait deux de mes camarades et moi. C’est un peu scolaire puisqu’il s’agit d’un exposé (et peut-être un peu long), mais il y a plusieurs références et il peut aider à la réflexion.
Le sujet : Les médias constituent-ils un 4e pouvoir ?
Les médias s’imposent progressivement à partir du XIXème siècle dans les systèmes politiques avec le développement de la presse écrite puis dans un second temps, tout au long du XXème siècle, avec l’apparition de la radio ainsi que de la télévision. Le mot média (du latin médian) signifie tout d’abord « intermédiaire » mais dans le langage courant les médias se rapportent plus généralement à « des institutions ou moyens permettant la diffusion large et collective d’informations et d’opinions ». Dans le cadre de la démocratie, les médias et notamment la presse sont apparus tout au long de l’histoire comme des intermédiaires essentiels entre les trois pouvoirs de l’État (législatif, exécutif et judiciaire) et la société mais également comme un recours pour les citoyens à l’égard du pouvoir. De ce fait, les médias ont souvent joué le rôle de dénonciateurs des dérives existantes et se sont imposés comme un « quatrième pouvoir », expression employée dès 1787 par E. Burke. D’autre part, les médias sont intimement liés à l’opinion publique et à la diffusion des idées, ce qui leur confère une place majeure dans les systèmes politiques modernes. En effet, le rapport entre souveraineté du peuple et liberté des médias est en partie une source de légitimité pour ceux-ci et leur permet d’influer fortement sur les affaires publiques. S’ils sont considérés comme un élément nécessaire au bon maintien de la démocratie et exercent une influence évidente dans les systèmes politiques, constituent-ils cependant réellement un quatrième pouvoir ? Ainsi, la nature et la définition du pouvoir des médias restent floues : tandis que les trois pouvoirs de l’État sont régis par le principe de séparation des pouvoirs et exercent une autorité sur un territoire donné, le pouvoir des médias semble tout autre. Au-delà d’un pouvoir d’influence, ceux-ci semblaient constituer une ressource face à de potentielles dérives du pouvoir. Cependant, la question de leur indépendance ainsi qu’une remise en cause croissante de ceux-ci poussent à nuancer cette idée.
I- Les médias : à la base d’un pouvoir d’influence certain
1. Le rôle des médias dans les sociétés démocratiques : de la prévention des dérives du pouvoir à la formation de l’opinion
Les médias ont connu un développement majeur tout au long du XXème siècle et ont entraîné un certain nombre d’interrogations sur leur influence et leur rôle au sein de la démocratie. Alexis de Tocqueville, dans la lignée d’Edmund Burke, évoque ainsi dès 1835 dans De la démocratie en Amérique, l’importance de la liberté de la presse en régime démocratique. Dès lors, selon lui, la presse constitue un pouvoir à part entière, qui se doit d’être libre et entre en corrélation avec l’idée de souveraineté du peuple. Les médias se constituent en effet comme garants de la communication entre les citoyens et l’État et se posent ainsi comme les garde-fous face à de possibles dérives du pouvoir. Marcel Gauchet s’est ainsi attaché à décrire leur rôle en ces termes : « le quatrième pouvoir est celui qui empêche le peuple de tomber dans l’esclavage en maintenant quelque chose de sa puissance dans les intervalles de sa manifestation ». Ce rôle essentiel en démocratie, posant les médias comme un pouvoir régulateur, véritable contrepoids face aux pouvoirs existants, s’est par exemple illustré lors de l’affaire du Watergate aux Etats-Unis en 1972, durant laquelle deux journalistes du Washington Post ont entraîné la chute du Président Richard Nixon.
Cependant, au-delà de ce rôle essentiel, les médias entretiennent également un lien fort avec « l’opinion publique », qu’ils participent à forger et sur laquelle ils influent. Ainsi, l’essence de ce « quatrième pouvoir » résiderait dans ce lien avec le peuple et ses préoccupations. Dès lors, de nombreux auteurs se sont intéressés à l’influence des médias et à leur pouvoir de diffusion de l’information. En effet, dans le cadre de la démocratie il est nécessaire de faire connaître à l’individu diverses informations lui permettant de construire son propre jugement et les médias jouent un rôle central dans cette construction. Maxwell McCombs et Donald Shaw (The Agenda-Setting Function of Mass Media, 1972) se sont ainsi attachés à montrer l’influence des médias lors des élections américaines de 1968. Les médias opèrent nécessairement un choix entre différentes informations et se focalisent sur des sujets précis, ce qui se répercute sur la population qui reçoit l’information. Les deux auteurs ont ainsi exposé la corrélation qui existait entre les sujets traités par les médias et ce que les individus considéraient comme les thèmes les plus importants. Le pouvoir détenu par les médias est donc également lié à la relation qu’il entretient avec la population.
2- Les médias : un pouvoir d’influence direct sur l’opinion publique
En démocratie, la puissance des médias (dans leur ensemble) paraît si importante que certains auteurs préfèrent évoquer la notion de « médiacratie », caractérisant ainsi une société où les trois pouvoirs du modèle de Montesquieu seraient dominés par celui des médias, disposant du pouvoir le plus influent quant à l’élaboration de convictions politiques citoyennes. En effet, les médias bénéficient d’une influence directe et spontanée sur la personne qui les consulte. C’est ce qu’affirment notamment les sociologues du mouvement « behavioriste » dans les années 1930 qui utilisent la métaphore de la « seringue hypodermique » de Harold Dwight Lasswell pour schématiser cette supposée « injection directe » de l’information dans l’esprit des membres d’une société afin de l’orienter dans ses choix et d’atteindre plus facilement une forme de consensus social en harmonisant l’ensemble des opinions (l’actualité est la même pour tous). Ainsi, de par l’actualité qu’ils relaient, les médias semblent instaurer une rationalité sur laquelle va se fonder l’opinion publique.
De plus, les médias semblent jouir d’une légitimité particulière faisant défaut aux autres pouvoirs. Pour cause, le développement progressif des différents supports médiatiques (et surtout la télévision et la radio) a permis d’assurer et de garantir la médiation entre représentants et représentés en instaurant un espace médiatique propice au débat public. Grâce aux médias, le citoyen “lambda” peut faire part de ses revendications publiquement et participer de fait, directement à la vie en société. C’est en ce sens que l’on peut considérer les médias comme le véritable relais de l’opinion publique. Néanmoins, on dénonce parfois cette fonction des médias qui s’apparentent désormais davantage à une « presse d’opinion » (exprimant donc un point de vue subjectif) qu’à une véritable presse d’information et d’investigation qui, elle, expose les faits, sans pour autant y apporter de jugement. Cette nouvelle pratique médiatique va permettre de rendre les médias influents au sein de la sphère politique. Effectivement, que cela soit sur le web, dans les magazines ou encore à la radio, on assiste par exemple à une multiplication considérable des sondages d’opinion (ayant pour but de fournir une indication quantitative de l’opinion publique, en interrogeant un échantillon représentatif de la population) prouvant bien que les médias constituent un instrument indispensable pour garantir la souveraineté du peuple qui les utilise donc aussi bien pour rester informé que pour se faire entendre (d’où la notion de méta-pouvoir chez Gauchet).
II – Des freins à l’existence d’un réel “quatrième pouvoir”
1- La question de l’indépendance : un contrepoids impossible des médias face aux pouvoirs existants ?
Dans nos sociétés démocratiques, les médias ont acquis une indépendance vis à vis des pouvoirs politiques, notamment dans la seconde moitié du XXème siècle avec l’éclatement de l’ORTF en France et une protection de la liberté et de la pluralité des opinions. Toutefois, cette émancipation a débouché sur une privatisation des médias : s’ils ne sont plus propriété de l’Etat, ils ne sont pas indépendants pour autant. Dans La Fabrique du Consentement (1988) de Noam Chomsky et Edward Herman, les auteurs évoquent une concentration et une convergence des médias. Ces derniers appartiennent directement à de grands groupes financiers, de moins en moins nombreux et de plus en plus influents. La présence de ces ‘empires médiatiques’ favorise l’uniformisation des messages diffusés dans les médias et peut créer une situation de censure ou d’autocensure de la part des journalistes, les intérêts de ces groupes financiers pouvant aller à l’encontre d’une information qui se voudrait objective et exhaustive. Cette subjectivité peut même se faire de manière involontaire de la part des journalistes, ces derniers étant conditionnés par les sources d’information mises à leur disposition ou encore les différentes politiques éditoriales. Cela remet en cause l’idée d’un quatrième pouvoir, jouant le rôle de contrepoids face aux pouvoirs existants.
Le poids financier qui pèse sur les médias limite également leur indépendance, puisqu’une grande partie des revenus des médias est issue de la publicité. Toujours dans La Fabrique du Consentement (1988) de Noam Chomsky et Edward Herman, les auteurs proposent un ‘modèle de propagande’. Selon celui-ci, les médias jouent en réalité un rôle d’intermédiaire entre la publicité et les citoyens. En effet, les journaux, soumis à la concurrence, ont chacun des audiences qui peuvent se regrouper mais qui sont aussi particulières, créant des profils types qui constituent ce lectorat. Dans une recherche de rentabilité voire de simple survie pour le journal, il convient à la fois de délivrer un message cohérent avec ce que l’audience attend du contenu du journal afin de la conforter dans ses opinions et qu’elle continue de l’acheter, et de ne pas froisser les annonceurs qui délivrent des messages publicitaires en accord avec ce contenu, spécialement conçu pour viser l’audience précise du journal. Les auteurs vont même dans ce modèle jusqu’à dire que ces publicités constituent finalement le contenu essentiel du journal, reléguant l’information à un rôle secondaire.
2- L’idée de “désinformation” comme entrave au pouvoir médiatique
Au début des années 1950, l’influence « directe » des médias prônés par les sociologues du behaviorisme va être profondément remise en question. En effet, l’étude empirique menée par Paul Lazarsfeld et Elihu Katz dans l’ouvrage Influence personnelle paru en 1955 fera émerger la « two step flow theory » plus connue sous le nom de « paradigme des effets limités ». Ce paradigme relativise l’influence des médias sur l’opinion publique en insistant sur le fait que tout message médiatique passe d’abord par des « leaders d’opinion » (qui vont filtrer et interpréter l’information) avant d’être relayé auprès d’un public plus large. Ce ne seraient donc pas véritablement les médias qui exerceraient une influence sur le comportement et l’opinion de l’individu mais plutôt ce nouvel acteur qui vient interférer entre médias et individu. Cette analyse marque donc un véritable tournant dans l’étude des « mass media » et instaure une vision dite des « médias faibles » constituant le fondement de la remise en cause d’un quatrième pouvoir à proprement parler.
De plus, les médias semblent actuellement traverser une crise de légitimité inédite du fait de la multiplication des canaux de communications qui apparaissent ces dernières années. Avec l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux, le phénomène de « massification de l’information » suscite la méfiance chez les internautes. En effet, comme l’affirment Thierry Vedel et Viviane Le Hay dans leur ouvrage intitulé Usages des médias et politique : une écologie des pratiques informationnelles, 2011, nos relations individuelles face au traitement de l’information changent considérablement et font évoluer nos « pratiques informationnelles ». Désormais, l’information est accessible partout, n’importe quand et gratuitement. Or, si ce changement semble bénéfique dans un premier temps, il convient de prendre en compte le fait que dans cette situation, tout le monde peut être susceptible de créer et diffuser de l’information librement. Dans cette optique, la qualité de l’information peut être menacée et c’est pourquoi on l’accuse de se vulgariser voire parfois même d’induire volontairement en erreur lorsqu’elle est falsifiée (cas des ‘fake news’ par exemple). La notion de « désinformation » apparaît alors officiellement au cours des années 1980 dans le dictionnaire de l’Académie française pour définir « une action particulière ou continue qui consiste, en usant de tout moyen, à induire un adversaire en erreur ou à favoriser chez lui la subversion dans le dessein de l’affaiblir. » Ainsi, fatalement, les médias perdent une grande partie de leur crédibilité. En France par exemple, la confiance de la société envers les médias est au plus bas selon les résultats du « baromètre de confiance », réalisé par TNS-Sofres en janvier 2010 pour La Croix (la radio qui resterait, selon cette enquête, le média le plus fiable). Nous pouvons dès lors craindre qu’une prise de distance envers les médias ait pour conséquence un désintérêt croissant pour l’actualité qui viendrait élargir davantage le fossé de défiance qui se creuse entre les médias et les citoyens.
Conclusion
Ainsi, cette notion de quatrième pouvoir afin d’évoquer les médias apparaît aujourd’hui plus comme un contre-pouvoir à ceux de l’Etat qu’un quatrième pouvoir à part entière et au même niveau que les trois autres. Si des auteurs ont pu craindre leur rôle trop important aux débuts de nos démocraties, ils ont été canalisés d’abord par l’Etat, et maintenant par les groupes financiers ou les intérêts particuliers. Mais outre ces limitations par les autres pouvoirs -politiques ou économiques-, les citoyens eux-mêmes limitent les pouvoirs des médias, que ce soit de manière inconsciente, en s’en servant pour conforter leurs opinions déjà existantes ; ou plus consciente en exprimant une méfiance vis à vis de ceux-là, notamment les médias traditionnels. Le pouvoir des médias semble quoi qu’il en soit difficile à mesurer, et Francis Balle le résume ainsi : “il est d’autant plus grand qu’on le croit faible, d’autant plus faible qu’on le croit fort”. De plus, les NTIC avec l’avènement d’internet et du ‘journalisme citoyen’ renforcent cette méfiance, tout en propageant des informations parfois fausses et invérifiables.
La bibliographie de notre exposé :
Gauchet Marcel, Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir dans Le Débat n° 138, Paris, Gallimard, 2006
Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1835
Maxwell McCombs, Donald Shaw, The Agenda-setting function of Mass Media, 1972
T. Vedel et V. Le Hay, Usages des médias et politique : une écologie des pratiques informationnelles, 2011
Paul Lazarsfeld et Elihu Katz, Influence personnelle, 1955
Francis Balle, Les médias, un quatrième pouvoir ?, Collection Que Sais-Je, 2012, Paris
Noam Chomsky et Edward Herman, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008 (première parution 1988)
Daniel Mermet (interview de Noam Chomsky), “Le lavage de cerveaux en liberté”, Le Monde Diplomatique, Août 2007